Idée reçue #1 : l'artiste torturé

Faut-il souffrir pour faire de l'art ?
photo en noir et blanc d'une personne qui se tient la tête en signe de souffrance

Dans la nouvelle série d'articles « Idées reçues », je parlerai de divers clichés et lieux communs qui ne me plaisent pas, en expliquant pourquoi je ne suis pas d'accord.
On dit souvent que les meilleurs artistes sont ou étaient tous dépressifs et tourmentés. Que ce soit pour des poètes ou des peintres, on imagine que leur tristesse est ce qui fait la qualité de leurs œuvres, que c'est de la souffrance que viennent les meilleures œuvres d'art. Mais ce dont il faut se rappeler, c'est qu'être triste, c'est pas la joie — c'est évident, oui, mais dans ce cas, n'est-ce pas horrible de dire que c'est le meilleur état pour faire des travaux de qualité si l'on se considère comme un artiste ? Aujourd'hui, j'aimerais parler de ce mythe de l'artiste torturé, et de pourquoi il m'énerve quand je le rencontre dans des films, des séries ou des livres.

Inverser l'équation souffrance—art

L'idée reçue veut que l'artiste soit un bon artiste parce qu'il souffre. Mais peut-être qu'il faut voir les choses dans l'autre sens : être un (bon) artiste peut venir avec des sources de malaise. Je ne dis pas que si on aime créer ou que si on a du « talent », on en souffre forcément, mais il y a une certaine logique : créer quelque chose, c'est se confronter à ses propres faiblesses. C'est en voyant les erreurs qu'on fait qu'on peut progresser et s'améliorer pour devenir meilleur·e. Mais cela veut aussi dire qu'en regardant ce que l'on a créé, on a tendance à ne voir que les points négatifs. Alors qu'en voyant le travail des autres, sans connaître le processus, les difficultés qui ont pu avoir lieu, on voit les éléments positifs, et on peut se sentir inférieur, et tomber dans le piège de la comparaison. Et ce n'est pas la seule manière dont le fait de créer, et d'accorder de l'importance à ce qu'on crée, peut être lié à une souffrance. Ce n'est pas d'être triste et torturé qui fait de nous des artistes, mais c'est parfois parce que notre travail ne nous satisfait pas ou ne plait pas aux autres, parce que l'inspiration ne vient plus, parce qu'il nous manque la technique pour réaliser nos idées, ou parce qu'il y a toujours cet artiste sur Instagram qui va nous faire nous sentir nul·le, en d'autres termes, c'est parce que nous voulons créer quelque chose qui nous tient à cœur que nous souffrons.

Créer pour s'en sortir

Et si quelqu'un souffre, que ce soit à cause de ce qu'il ou elle a voulu créer, ou pour une toute autre raison, autant en faire quelque chose, non ? Le cliché de l'artiste torturé suggère que l'artiste utilise sa douleur pour faire de l'art, et que plus il y a de douleur, plus l'art gagne en qualité. Mais je dirais qu'en plus d'utiliser la souffrance pour en faire de l'art, il s'agit aussi d'utiliser l'art pour gérer la souffrance, parce qu'exprimer ce qui ne va pas, d'une manière ou d'une autre, peut déjà être un moyen de se sentir mieux, et que l'art est, entre autre chose, un moyen d'expression pour l'artiste. Ainsi, si les artistes n'ont pas besoin d'être au fond du trou pour créer, je pense que si on se sent mal, autant l'exprimer et tenter d'en faire ressortir quelque chose qui pourra être beau ou touchant, et qui pourra même dans certains cas résonner avec la douleur d'autres gens. Il est simplement logique que quand les artistes aillent mal, ils l'expriment par l'art, parce que c'est leur moyen de prédilection pour s'exprimer.

Bonheur et créativité

Maintenant que j'ai établi que la souffrance ne fait pas l'art ou l'artiste, mais que l'art peut créer la souffrance ou même la guérir, j'aimerais insister sur le fait que les artistes peuvent être heureux. Comme pour les autres personnes, c'est même probablement mieux pour leur santé et pour leur vie en général qu'ils soient heureux. Et, contrairement à ce que voudrait le cliché de l'artiste torturé, je pense que c'est aussi mieux pour leur activité créative. Les périodes que je considère comme les plus positives en terme de moral et de mental pour moi sont aussi des périodes pendant lesquelles je suis très créative et je me sens très « inspirée » artistiquement. Les deux sont liés, parce que j'ai besoin d'avoir une ou des activité(s) artistique(s) pour me sentir vraiment bien, mais aussi parce que le fait de me sentir bien dans ma peau m'aide à créer. Si je suis de bonne humeur, je suis moins encline à avoir une vision trop négative de ce que je crée et à me sentir découragée ou démotivée. Les émotions négatives peuvent nourrir la créativité, mais elles peuvent aussi la bloquer : chez moi, un mauvais moral est souvent associé à un manque de créativité. Dans mes périodes les plus « heureuses », je me sens au contraire confiante et inspirée, et je suis motivée à m'exercer pour m'améliorer. Même s'il est important de voir les défauts dans ce que l'on crée pour progresser, je ne pense pas qu'il soit nécessaire que cela sape complètement l'humeur : être un artiste ne doit pas vouloir dire être torturé, par son art ou par quoi que ce soit d'autre.

Le danger du cliché de l'artiste torturé

Cette notion de la souffrance comme indissociable de l'art peut même être considérée comme dangereuse ou malsaine : comme l'écrit Bianca Venerayan sur Girlboss, cette idée reçue pousse des gens à croire que leur souffrance est l'unique source de leur talent artistique. Cela pousse des gens à ne pas tenter de guérir — alors que certains souffrent de maladies comme la dépression ou le trouble bipolaire — parce qu'ils pensent que leur souffrance les définit, puisqu'elle est soi-disant ce qui fait d'eux des artistes. Donc, la figure de l'artiste torturé, en plus d'être un cliché qui ne représente pas (toute) la réalité, peut s'avérer dangereuse pour certains artistes qui sont « torturés ».

J'espère t'avoir convaincu·e avec cet article d'abandonner le cliché qu'il faut souffrir pour faire de l'art. D'ailleurs, j'y pense, il faudra qu'on revienne aussi sur l'idée qu'il faut souffrir pour être belle...

Question du jour : Que penses-tu du cliché de l'artiste torturé ? Est-ce qu'il y a une part de vrai ou est-ce que c'est un cliché malsain ?

Salutations inspirées mais pas torturées,
Emilie



P. S. : Même si j'ai dit en introduction que le mythe de l'artiste torturé m'énervait parfois dans les films, livres, etc., je dois avouer que malgré tout, j'aime beaucoup les personnages de ce type dans la fiction. Je pense que l'important, c'est de ne pas l'oublier lorsque c'est fictionnel, et de ne pas se faire une fausse idée de la réalité à partir de ce que l'on voit ou de ce que l'on lit. Pour moi, c'est aussi une des raisons pour lesquelles j'aime la fiction : elle me permet de vivre des histoires que je ne souhaiterais pas vivre en réalité, et d'apprécier des personnages dont je sais qu'ils ne sont pas forcément sains ou réalistes.


crédit image titre : Kat Jayne sur Pexels

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